Celui par lequel tout a commencé.
Elle pensait ça. Celui par lequel tout a commencé. En marchant. Son pas irrégulier. Sans moyen de revenir en arrière.
Pas maintenant.
Celui par lequel tout a commencé.
Sicca.
Barèges. 2 340 mètres d’altitude.
L’idée avait germé là, dans l’esprit enténébré de Sicca, lorsqu’il avait planté son piolet d’un coup sec, dans une faille superficielle de la roche. Elle avait tremblé sous le choc. Sicca l’avait senti dans son bras, des ondes électriques de faible intensité.
Et puis, il y avait repensé en contournant le crêt. Il y avait repensé en ramassant ses mousquetons avant d’amorcer sa descente vers la vallée.
L’idée s’était nourrie de sa marche comme une goule.
Il avait longé le lit d’un torrent plus impétueux que les autres. Ce lit que les eaux emprunteraient indifféremment au cours des ans sans jamais trahir la source.
C’était ça l’idéal. Le mode à emprunter. La voie royale.
Sûr qu’Elena l’attendait depuis des heures, en bas. Elle l’attendrait toujours. Sicca désapprouvait mais le fait est qu’elle l’attendrait.
Il y voyait là une raison supplémentaire. Une sorte de facteur décisif qui justifiait qu’il mît son plan à exécution.
Les ombres s’appropriaient déjà les sommets. En toute logique, il était 20 heures.
Elle commanderait sans doute un Baccardi. A moins qu’ils n’aient pas ça dans la région. C’était plus que probable. Elena serait contrariée, sans plus.
Un busard plongea soudain du haut de l’aiguille. Il disparut un instant pour réapparaître, un rongeur informe dans les griffes, avant de s’évanouir en piqué de l’autre côté de la montagne.
Sicca retint son souffle.
C’était un rapt violent. Un rapt silencieux. Ce vol avait une dimension tragique. Une logique intime à laquelle Sicca s’identifia l’espace d’un instant.
Il jetait son bâton. Il était concentré, efficace.
Puis, au détour d’un chemin, il eut une vision d’eux, avant.
Eux. Emma et Sicca. Ils se tenaient enlacés. Ils étaient beaux et pleins de vie. Ils étaient grands et forts. Ils étaient parfaits. Emma.
Il refoula une vague envie de pleurer. Plutôt un picotement derrière les paupières.
L’air était vif là-haut et avant d’atteindre la vallée, il fallait traverser un couloir venteux de deux bons kilomètres. Emma serait toujours Emma. Et Sicca y était condamné.
Il remonta le col de son blouson et poursuivit sa marche, absorbé et heureux.
C’est ainsi.
L’histoire ne se fait pas nécessairement ici, là et maintenant. Il y a aussi ce que les scientifiques appellent l’effet papillon.
L’effet papillon. Ou comment la légèreté peut engendrer l’horreur et l’innocence, la désolation.
L’incidence d’un battement d’aile sur la joue d’un enfant.
En l’occurrence des choses aussi terribles que des raz-de-marée, des ouragans, des paniques boursières ou des coups de foudre.
L’affreuse mesure des liens de causalité. Les ondes de choc sur la planète.
Percussions. Répercussions.
L’idée d’associer une aile de papillon et un coup de foudre serait-elle venue à l’idée d’Emma ?
En géologue averti, elle avait plutôt une vision verticale. Les choses se révélaient ainsi de la profondeur à la surface et inversement. C’était son boulot et donc Emma n’avait pas prévu l’effet de souffle.
Elle fut soufflée. De son laboratoire de Talcahuano au Chili, où elle mettait au point les derniers détails de son expédition, elle fut soufflée.
Littéralement soufflée.
De l’expédition, elle ne retiendra presque rien, hormis les nuits écrasantes et l’assaut des moustiques, incessant, strident.
Des prélèvements d’échantillons de roches métamorphiques, elle ne gardera rien. C’était de la merde. Seulement de la merde.
Et beaucoup de sous dépensés pour rien.
Outre son érudition, assez colossale pour une femme aussi jeune, Emma est l’exemple type de ce que la nature peut accomplir quand elle est généreuse.
Seulement Emma était soufflée.
Quand elle revint des forêts profondes, les joues piquées, les bras lacérés, elle envoya valser son barda contre le mur.
Plus tard, elle ne saura expliquer ce qui s’était passé ce jour là, encore moins ce qu’elle avait ressenti, la nuit intense et cruelle qui coulait dans ses veines, qui embrasait son ventre,
les visions irrationnelles qu’elle avait eues. Cet homme qui revenait sans cesse, qui était juste là.
Sicca devait être un papillon de nuit capable de déclencher des orages secs à l’autre bout du monde.
4 heures.
Sicca s’était habillé dans la salle de bains pour ne pas la réveiller.
Après, Elena s’était rendormie et le reste de la journée, elle l’avait attendu la plupart du temps.
Ils n’avaient pas fait l’amour la nuit précédente. Sicca était fatigué, un peu nerveux. Il contrôlait son matériel. Il était déjà dans l’escalade et Elena n’en faisait pas partie.
Elle avait choisi une table un peu en retrait. Il y avait une banquette.
Elle sirotait un dry martini. Elle avait d’abord demandé un baccardi mais le patron a baissé les bras, l’air désolé.
Elle était là depuis deux bonnes heures déjà. Elle n’était pas pressée. Elle ne manifestait aucun signe d’impatience. Elle était bien.
Elle attendrait encore plus longtemps s’il le fallait.
Elena était une femme que l’attente n’ennuyait pas.
Une femme occupée dans un pays en paix.
Quand il apparaîtrait, Sicca lèverait les yeux au ciel, signe qu’il regrettait mais…
Elle lui sourirait car Elena n’était pas femme à regretter.
Le lendemain, elle serait seule encore. Etirée vers lui.
Sicca reprendrait le chemin de la crète.
Elle vivrait ces heures avec bonheur. En entier.
Ainsi quand Sicca s’abandonnerait à elle, elle serait là, prête à le recevoir, encore et encore.
La porte du café s’ouvrait et il était là, les épaules un peu voûtées par l’effort et le froid.
Elle fut cette femme qu’il pouvait aimer.
Elle fut cette femme qui déposait l’odeur de ses mains sur sa peau. Une odeur d’amour.
Elle attendait Sicca et elle ne disait rien. Son sourire était bienveillant.
Sicca baissa les yeux.
Il voulait parler du busard, du vent là-haut.
De cet amour terrifiant.
Comment il était avant.
Il fallait juste qu’Emma revienne.
Il commanda un demi. Lui demanda comment s’était passée sa journée.
La peau d’Emma quand elle relevait ses cheveux.
Elena prit un crayon et d’un geste rapide, elle entortillait ses cheveux, elle se faisait un chignon.
Oui ça, il n’avait pas oublié. Il n’avait pas non plus oublié le sang collé dans les cheveux, la poisse gluante qui sortait de son nez.
Elena le regardait. Elena ronronnait.
Une trame invisible la retenait.
Un filet de sécurité ténu que Sicca avait jeté mais qu’il pouvait retirer.
Si bon lui semblait.
Les choses prenaient tournure.
Lentement mais sûrement.
Patient, persévérant, ça oui, il l’avait été ! Il tremblait moins de perdre. De la perdre.
Il l’avait pressée contre lui. Il l’avait perdue. De toute façon, il l’avait perdue.
Il la pressa contre lui.
C’était au détour d’un sentier. Un aubépinier.
Il la baise contre un barbelé. Dans les ronces.
Elle saigne mais ce n’est rien comparé à l’absence de sa douleur à lui.
Elena le regardait. Elena ronronnait.
Elle pouvait attendre.
Et aussi, les marques, les étoiles rouges et blanches sur la peau.
Être cette femme.
Se réjouir d’être cette femme.
Elle aperçut une silhouette, un anorak foncé, un insigne.
Celui par lequel tout a commencé.