La vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche( 2013)
« La perception d'une chose c'est la chose moins quelque chose qui ne m'intéresse pas. »
Gilles Deleuze cours de janvier 1981 sur Matière et mémoire de Bergson
Est-ce Adèle ( jouée par Adèle Exarchopoulos)ou La vie d'Adèle qui m'obsède ?
La bouche hébétée mais aussi le regard enfantin mais aussi le visage rond mais aussi le corps aux courbes si pleines et la peau qui rosit à peine effleurée par le plaisir de l'émotion, la caresse ou marquée par la déflagration de l'émotion, la gifle.
Adèle et l'oralité qui me dérange quand elle enfourne ses pâtes dans une bouche barbouillée de sauce tomate, quand elle rote, quand elle tend sa bouche indécemment vers la caméra, vers moi, vers le monde. Qui me dérange – parfois avec bonheur- dans la façon dont elle est filmée. Car Abdellatif Kechiche fait de moi, spectateur, le matériau conducteur des sensations et des émotions à l'écran- l'image vient se frotter à moi- matière, concentré d'atomes mais ce transfert de sensations et d' émotions ne provoque pas assez d'électricité, le courant alternatif me bringuebale du positif au négatif et du négatif au positif.
Car j'ai aimé et je n'ai pas aimé La vie d'Adèle.
Je l'ai rejeté pour de multiples raisons.
Trop de clichés, sur les deux familles tout d'abord - celle d'Adèle, du côté des cadres moyens, mange en regardant « questions pour un champion » et sert des discours d'un autre temps sur la sécurité que donne un vrai travail / celle d'Emma, plus bourgeoise n'est pas mieux traitée avec la mère et le beau-père au regard lubrique prônant l'art et la bonne chère à tout prix. Et puis les clichés sur l'art justement, et le rôle qu'il doit jouer, à travers les paroles saisies dans les cours au lycée et dans les romans étudiés- dont La vie de Marianne de Marivaux et ces mots qu'une lycéenne répète tant ils sont censés lui révéler quelque chose d'essentiel « car je suis femme », sans oublier les portes ouvertes qu'enfoncent les étudiants aux Beaux- Arts lors de la soirée d' anniversaire d'Emma. Toutes ces grandes vérités exprimées de façon si pontifiante que je m'agace et finit par rejeter ce qui pourrait m 'émouvoir, à savoir l'extrême naïveté de ces discours de jeunes gens qui découvrent et apprennent à mettre en voix ce qui résonne en eux.
Pourquoi donc ce mouvement de rejet ?
Est-ce parce que je ne sens pas de regard bienveillant derrière la caméra ? Ou bien parce que cette caméra intrusive et directive ne me laisse pas assez de place à moi spectateur ? Les très gros plans sur Adèle me montrent les larmes, la morve- trop de morve- une bouche avide de consolation- la caisse de barres chocolatées sous le lit, car une adolescente se console forcément en bouffant ! - et d'abandon, mais je ne parviens ni à l'aimer ni à m'intéresser, ni à m'identifier à elle, pourtant Kechiche l'a filmée de telle façon que j'entre en elle, que je sois elle... Ce personnage que le réalisateur ne laisse pas assez libre pour que je puisse fantasmer ce qu'il pourrait être ou devenir.
Le fantasme et la sexualité. Les scènes de sexe font partie pour moi des belles scènes de ce film parce qu'elles sont crûes et qu'il y a un véritable don des actrices. Mais je n'ai pas senti la fièvre qui m'était jouée à l'écran, je n'ai vu que le jeu justement. La sincérité et l'intensité semblent avoir été exigées et donc perdues.
Pourtant malgré tous ces défauts et peut-être à cause d'eux, le film me poursuit.
Certaines images m' obsèdent tant que j'irai les revoir, et revivre quelques moments de grâce : petit joyau des 18 ans d'Adèle dans cet écrin qu'est le jardin familial dans les faubourgs de Lille, lorsqu'elle danse sur « I follow rivers », scènes de manifs pleines d'énergie, scènes où Adèle est entourée d'enfants - sa joie de transmettre et la sérénité qu'elle ressent lorsqu'elle surveille les petits à la sieste- des scènes filmées « plus large » où l'on respire un peu.
Et puis encore deux scènes en miroir : celle très violente de la séparation où l'on touche l'inéluctable et le définitif sur le visage et le corps des deux actrices et celle du rendez-vous dans le bar lorsqu'Emma, bien qu'enfiévrée de désir, lui dit qu'elle ne l'aime plus. Léa Seydoux est ici très juste et magnifique- davantage que dans la scène de rencontre à laquelle fait aussi écho ce passage.
Film de 2H59 qui à mon sens aurait gagné à être "resserré" sur la période adolescente, car c'est là qu'on sent le plus de justesse chez le réalisateur et ses actrices. Le devenir de ces deux personnalités et les cendres de leur passion amoureuse ne m' intéressent déjà plus, tels qu'ils sont filmés.
Seul l'instant « prégnant » m'importe et, comme une chanson d'amour perdu, je veux y revenir encore, ne pas passer à la chanson d'après. Un peu comme Adèle qui refuse d'oublier. Et m'empêche de l'oublier.